Istanbul – Genève – Firenze

Aujourd’hui je quittais mon petit village de la campagne toscane pour me rendre à l’Université de Prato où je suivais des cours. Entre nervosité et joie, c’était enfin la rentrée des classes!

Pour rejoindre Prato, après un petit trajet depuis la gare de Caldine, je devais attendre pendant une trentaine de minutes une connexion de train à Florence. Mais après seulement dix jours ici j’ai déjà appris à compter sur une chose : les retards des trains ! Ainsi, à mon arrivée à Florence, j’ai tout de même regardé le panneau d’affichage à la recherche de la connexion précédente que je ne peux normalement pas attraper car elle part au même moment que mon premier train arrive….normalement, car aujourd’hui comme souvent, la connexion avait du retard. Et je n’ai même pas eu à courir pour être sûre d’avoir ce train.

 

À bord, d’autres passagers dans ma situation s’étant sûrement joints de façon imprévue au convoi, le train était bondé. J’ai réussi à me faufiler dans les wagons et ai repéré une place vide à côté de ce qui m’est apparu être un jeune italien d’une vingtaine d’années. Le train partant, il s’est adressé à moi dans un anglais approximatif pour me demander si le train passait bien par sa destination, Montecatini Terme. Je n’en avais aucune idée, je ne connaissais pas plus le trajet du train que je venais de prendre que lui. Nous avons regardé ensemble sur Google Map le trajet du train et conclu que oui. J’ai pu, au passage, vérifier que je ne m’étais pas non plus trompée.
Il venait de Turquie, d’Istanbul, et était dans la région pour quelques jours. Il venait de visiter Rome pendant quelques jours et conclurait bientôt son voyage italien en se rendant à Venise.

Avant cela, il avait fait toutes les grandes villes européennes dont il m’égrena les noms avec bonheur. Pour lui, Florence, c’était le plus beau : l’art, l’architecture, la nourriture, tout ! Il était conquis.

 

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Je lui ai dit à quel point j’aimais aussi la région mais tout autant sa ville, Istanbul. Il m’a demandé ce que j’y avais aimé en particulier et je lui ai répondu en souriant : l’art, l’architecture, la nourriture, tout !

Nous avons alors cheminé ensemble à haute voix du centre historique de la ville au musée d’art moderne en passant par le pont de Galata. Istanbul et sa vue des hauteurs sur le Bosphore. Istanbul et ce merveilleux Nouvel An que j’y avais passé il y a cinq ans.

 

Il m’a demandé d’où je venais et je lui ai dit de Suisse. Son regard s’est illuminé : lors d’un précédent voyage, il s’était lié d’amitié, à Vienne, avec un Suisse – zurichois, lui – qui lui rendrait visite à Istanbul le mois prochain. Il m’a demandé si moi aussi je parlais allemand, j’ai dit que non, je venais de Genève, la partie francophone. Nous avons alors ri de la spécificité linguistique de mon pays et j’ai achevé de mettre son âme de globe-trotter de bonne humeur en lui décrivant mon passeport écrit en cinq langues : français, allemand, italien, romanche et anglais. Une chatte n’y retrouverait pas ses petits mais lui, qui semblait tant aimer le monde et les voyages, a adoré l’idée.

 

Quand je lui ai demandé s’il aimerait venir vivre en Europe, son sourire s’est un peu assombri et la question des réfugiés syriens est arrivée sur le tapis. Oui, il le souhaiterait mais malgré les accords entre l’Europe et son pays, migrants contre visas, cela restait un rêve.

Non seulement l’accord en lui-même était, selon lui, terrible, tant pour son pays que pour les réfugiés mais l’Europe ne tenait pas du tout ses engagements. Des visas, il n’y en avait point, encore moins pour s’installer. Je partageai son analyse et son dépit.

 

Arrivée à ma station, nous nous sommes salués et il m’a souhaité le meilleur. Je l’ai laissé rejoindre le groupe de voyage organisé composé de personnes âgées dont il s’était échappé, le temps d’une journée, pour vadrouiller seul à Florence. Chacun de nous, au gré de cette rencontre de train, est reparti portant une part du monde de l’autre en lui, entre Istanbul, Genève et Florence.

Les cours prévus n’ont pas eu lieu, aucune idée de la raison, impossible de trouver une explication. Je suis donc retournée vers la gare et ai réussi à sauter presque immédiatement dans le train retour pour Florence : il était en retard par rapport à son horaire et s’est présenté sur le quai juste quand j’y arrivais.

 

De la beauté de l’imprévisibilité italienne!

C’era una volta il Gabinetto Vieusseux, Irma Brandeis

Aujourd’hui, j’ai découvert le Cabinet Vieusseux, au Palazzo Strozzi[1].  (Amis genevois, sachez que Vieusseux en Italie ne se prononce pas du tout comme le Vieussieux de notre cité. Je ne chercherai même pas à en retransmettre la prononciation ici, vous n’avez qu’à venir vous « encurioser » à Florence, ça vaut le détour !)

 

Se déroule, au sein de cette société littéraire, une série de conférences sur des écrivains, données par des écrivains. Ce jour-ci il s’agissait de faire la connaissance – en ce qui me concerne –  d’Eugenio Montale, grâce à l’écrivaine Mariapia Veladiano (cercate ragazzi, la signora ne vale la pena !). Je m’attendais à un truc assez « pompeux » et scolaire mais avais envie de culture et de sortir un peu. L’intervenante, quant à elle, est une autrice italienne, certes publiées mais relativement confidentielle, comme elle le reconnait elle-même. Elle avait axé sa conférence sur les muses de Montale et plus particulièrement sur Irma Brandeis. Tout cela, la panne d’ordinateur d’usage comprise, s’annonçait bien conventionnel. Mais en Italie, il faut se méfier des apparences, elles cachent souvent un anticonformisme discret et de belles surprises. Les événements ont donc pris un tour inattendu : point de déférence envers ce talentueux et reconnu poète qu’est Montale, non, mais plutôt le portrait de sa « muse », Irma Brandeis, femme érudite, brillante et libre du début du XXème siècle.

 

L’intervenante a ainsi commencé en projetant sur l’écran la photo d’Irma. En arrivant dans la salle et en cherchant où m’assoir, je m’étais aperçue que la plus grande partie des places était libre mais réservée. Elles le sont pour des collégiens que leur professeur amène à ces conférences. Un samedi matin donc….. Ambitieux ! Jusqu’au dernier moment et au-delà – la conférence a commencé très en retard, incroyable ! – les sièges sont restés vides. Mais comme par magie, à « H » plus 10 minutes, une ribambelle d’adolescents s’est effectivement présentée et la salle a été pleine.

 

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Lors de la projection de la photo d’Irma, la conférencière s’est adressée à eux en leur demandant quelle impression elle leur faisait, ce qui les troublait. Et là, ils se sont tous écriés : « elle a les cheveux courts et une frange ». Et oui, ils avaient vu juste. Pour l’époque, mais aussi peut-être un peu pour aujourd’hui, une femme aux cheveux courts est un peu rebelle. La conférencière leurs a confirmé que c’était tout à fait exprès qu’elle s’était coupée les cheveux, en signe de liberté, au point de choquer son père, pourtant un libertaire militant.

 

Les collégiens sont restés jusqu’à la fin, l’intervenante passionnante et hors des sentiers battus aidant sûrement, mais pas seulement. Je me souviens d’un discours de Matteo Renzi, en 2016, n’ayant pas encore lié avec arrogance son destin politique à l’issue de son référendum constitutionnel, et donc encore en fonction, annonçant une nouvelle subvention en faveur des jeunes et leur allouant une certaine somme par an à dédier à la culture. Si l’on passe sur la forme à la « Fidel Castro » de son intervention – interminable et grandiloquente – je partage en grande partie l’argument qu’il défendait : la culture, l’art, l’instruction sont les solutions à la plupart des problèmes sociaux que nous rencontrons. Les Italiens pensent que la culture est importante et la transmettre aux générations suivantes leur tient à cœur.
Revenons à notre conférence donc, et à notre belle et rebelle Irma, née aux USA, d’origine italienne, brillante et excellente écrivaine. La voilà donc à s’amouracher de notre poète Montale, par ailleurs déjà engagée auprès d’une autre femme et volage tant avec cette dernière qu’avec Irma, qu’il dit pourtant aimer à la folie. Probablement est-ce le cas, à sa manière….

Elle vit aux Etats-Unis, lui en Italie. Il lui envoie une lettre dans laquelle il lui donne quatre solutions au problème : un truc du style a) nous vivons aux Etats-Unis, b) nous vivons en Italie c) nous ne nous voyons que l’été et je meurs l’hiver d) tout est impossible ou un blabla du genre. Là, on se dit, quel diable ce poète ! Toute femme voudrait recevoir une missive de ce type et la conférencière de nous rafraîchir alors : le Monsieur avait envoyé le même texte à une autre maîtresse quelques mois plus tôt, la solution « a » mise à part, la dame étant italienne et vivant dans le pays. Et les femmes de l’assemblée de regarder Monsieur à leur côté et de se dire qu’elles ne sont peut-être pas si mal tombées même si elles se plaignent régulièrement de son manque de romantisme.

 

La correspondance entre les deux amants a continué et a révélé un Montale humainement et intellectuellement médiocre et centré sur lui-même et une Irma talentueuse. Elle n’en a pas moins continué à l’aimer…. J’ai une théorie sur cet aspect des femmes mais c’est une autre histoire.

 

Le moment le plus drôle de la conférence consistera en les citations indélicates de Montale sur les femmes (hystériques), sur sa capacité relationnelle (« Je pense tout le temps à vous mais ne vois pas le temps filer tant j’ai de choses à faire et donc ne peux vous écrire », voilà….) et les Juifs (« Je ne suis pas antisémite mais ces gens-là ne valent pas un clou » – ma traduction et précisons que nous sommes dans les années 30, ce qui n’excuse rien).

 

La conférence se finira sur des citations de la correspondance d’Irma Brandeis marquées par la finesse d’observation, le style et l’humour. Sur les hommes italiens notamment : « J’ai trouvé un café où les hommes, quand une femme leur adresse la parole, ne deviennent pas complètement idiots. »

En tant qu’étrangère en Italie j’ai beaucoup ri mais les autres femmes présentes n’ont pas boudé leur plaisir non plus.

 

En sortant de là, le sourire encore aux lèvres, je suis allée flâner en bord d’Arno. Le fleuve était déchainé et il pleuvait encore beaucoup. A la hauteur de l’ambassade américaine, j’ai vu une librairie française et y suis entrée. Là une toute jeune femme tenait la boutique. Nous nous sommes entretenues en français après que je le lui ai demandé si elle le parlait. Simple question rhétorique, j’en étais convaincue et n’ai à aucun moment pensé la prendre en défaut. Elle a paru heureuse de pratiquer la langue même si sa voix tremblait de nervosité. J’ai trouvé cela très touchant car ça m’arrive fréquemment, dans toute sorte de situation, et je n’ai pas l’excuse de la jeunesse. Je lui ai dit chercher un livre de Philippe Jaenada, « La serpe ». Son regard s’est illuminé, elle venait de le lire et l’avait adoré, mais le dernier exemplaire s’était vendu il y a peu. Elle s’est alors précipité sur l’étale en vitrine pour me proposer un autre des livres de Jaenada, « La petite femelle ».

C’est un de mes livres préférés, elle prêchait en terre conquise. Elle m’a expliqué avoir connu ce livre dans « La serpe » où Jaenada explique comment des lecteurs de « La petite femelle » lui ont écrit pour dire qu’ils avaient retrouvé la sépulture de la protagoniste du livre, Pauline Dubuisson. La jeune femme de la librairie m’explique alors comment, dans son style très personnel fait d’apartés où il écrit tout ce qui lui passe par la tête, Jaenada décrit avoir modifié le cours de l’écriture de « La serpe » suite à ce courrier de lecteur.

 

En effet, les deux ouvrages sont basés sur des affaires criminelles. Et il a tenu, dans « La petite femelle » à réhabiliter Pauline, tout en ne niant pas son crime, et surtout à préserver le secret du lieu de sa sépulture et donc la paix de son repos, comme elle l’a elle-même souhaité en étant enterrée de manière anonyme. J’avoue que nous étions toutes les deux exaltées par la conversation et de refaire ensemble, avec la même passion, le bout d’enquête auquel Jaenada nous conviait dans ses bouquins. Et c’était d’autant plus facile, qu’en le lisant, Jaenada, on a l’impression de lui tenir le crachoir dans un bistrot avec un verre de vin. Les us et coutumes français et italiens de se retrouver en ce moment, sûrement, en plus de l’amour des belles lettres.

 

Je commandai le livre, « La serpe », l’enthousiasme de ma co-fan de Jaenada ayant fini de me convaincre que j’avais déjà perdu assez de temps à ne pas l’avoir lu. Avant de la quitter, j’ai pris plaisir à partager avec elle un précédent livre de notre auteur, aussi sur un cas criminel, « Sulak ». Bruno Sulak, séduisant braqueur un peu Robin des Bois, arrêté et « suicidé » en prison dans les années 80.

J’ai lu ce livre au Nouvel An 2016, ici même, en Toscane, en de toutes autres circonstances, ce qui ne fait que ressortir encore plus que, au gré de mes pérégrination en cette merveilleuse et dense journée pluvieuse, sans que je n’y sois pour grand-chose, la boucle est bouclée. Et je sens être exactement où mes pas m’ont menée.

 

J’ai salué la jeune fille et dit que je passerai la semaine suivante chercher le livre, et parler un peu littérature avec elle, si la vie continue à me sourire, chissà….

 

 

[1]  fondé en 1819 à Florence par Giovan Pietro Vieusseux (Oneglia1779 – Florence1863), banquier et éditeur d’origine genevoise.

Il devient au xixe siècle le point de rencontre entre la culture italienne et européenne. Bibliothèque, centre d’archivage historique, cabinet de restauration, centre romantique, il est hébergé au Palazzo Strozzi et la publication de sa revue Nuova Antologia est aujourd’hui assurée par la Fondazione Spadolini Nuova Antologia. (Wikipedia)