C’era una volta il Gabinetto Vieusseux, Anna Maria Ortese

Valeria Parrella, écrivaine italienne contemporaine, s’apprêtant à nous parler d’Anna Maria Ortese en ce samedi matin, est vêtue d’un rouge aussi chaleureux que la journée dont les murs épais de la vieille bibliothèque du cabinet Vieusseux, dans le Palazzo Strozzi, au cœur de Firenze, ne nous protège en rien. Elle comme nous, ses auditeurs naïfs – dont je suis –  ou d’autres passionnés d’Anna Maria, tombons rapidement vestes et gilets. Pour une fois, l’une des classes des Lycées classiques de la région auxquels une bonne partie des sièges est normalement réservée s’est décommandée. Nous sommes donc tous assis et non à faire le planton contre les rangées de livres anciens bordant les murs comme d’habitude, ce qui rendra la conférence plus agréable encore.

Par laquelle des deux femmes commencer ? Anna Maria, respect des aînés oblige, quoi que cela ne lui aurait sûrement fait ni chaud, ni froid, peu conventionnelle qu’elle était. Sur la photographie d’elle qui illustre la conférence, un instant, on croirait voir Marguerite Duras jeune. Deux femmes d’un sacré tempérament et talentueuse, c’est ça ce regard, cette beauté. Valeria Parrella le semble tout autant, pas étonnant qu’elle se passionne pour cette écrivaine et son œuvre.

 

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Si Anna Maria est née à Rome, elle est avant tout une femme du Sud, sicilienne par son père, napolitaine par sa mère, ce Sud si méprisé des gens du Nord, ce Sud dont les Italiens parlent avec mépris, encore aujourd’hui. Elle vécut de-ci de-là, bien malgré elle, contrainte par la pauvreté. Et plus particulièrement à Naples la sauvage, la rebelle, Napoli qui l’a touchée aux tripes, incarnant et exacerbant son mal être au monde, sa difficulté du réel. Elle a mis la ville au cœur d’une partie de son œuvre.

Sans son talent, pour y avoir brièvement voyagé et écrit sur Naples, j’imagine ce que la ville a révélé en elle. La charge émotionnelle. Le passage lu par Valeria Parrella sur Naples montre une Anna Maria d’abord froide et chirurgicale dans ses descriptions de la ville, de ses bâtiments, et qui, au fil du texte, prend de l’ampleur et touche aux émotions, aux couleurs, au bruit, aux odeurs de la ville, à la vie des gens, les vrais gens dont elle se sentait.

Valeria nous décrit Anna Maria en femme marquée. Marquée par son origine géographique, marquée par sa classe, défavorisée. Mais surtout autodidacte, elle qui, bien que s’y étant essayée, a toujours exécré l’école et l’a rapidement fuie, se sentant chez elle sur les marches de l’escalier de l’immeuble familial, à écrire. Valeria touche au ressenti de son autrice en revivant à travers elle le parcours de sa propre mère, d’origine modeste, qui malgré une réussite sociale à l’âge adulte, ne se sentait jamais à son aise dans les « bons milieux », comme si une part d’elle-même était toujours à la traine. Un inconfort.

Nous offrant le privilège de pouvoir consulter une édition originale de l’un des livres d’Anna Maria, Valeria souligne la préface qui est faite de cet ouvrage, préface particulièrement méprisante, sans le vouloir du tout, et même sûrement en voulant flatter l’autrice :  y sont soulignés qu’elle égale enfin certains grands écrivains de la même époque, écrivains hommes, florentins, du Nord donc. Et voici en plus, le stigmate de la misogynie.

Le troisième stigmate que portera donc Anna Maria sera celui d’être femme, mais cela était sûrement propre à son époque. Elle ne fera jamais fortune de son œuvre, ni même ne pourra en vivre et sera condamnée au dénuement, contrairement aux écrivains hommes équivalents de son temps. Elle ne demandait pourtant pas grand-chose, juste de pouvoir ne pas vivre en ville par exemple, la ville qui met tellement à mal quand on se bât déjà en soi-même, ce que cette femme qui s’aimait si peu et donc aimait si mal en retour, n’a cessé de faire sa vie durant. Ce sont ces forces  – sombres et fortes – dont elle a imprégné son œuvre.

Malgré son antipathie assumée – elle dit dans sa correspondance qu’être trop gentil empêche d’être sincère – elle aura vécu avec sa sœur une grande partie de sa vie et aura entretenue des amitiés profondes qui nous ont laissé une correspondance riche et sincère. Et Valeria de nous faire revivre ces moments en nous décrivant sa venue, la veille, pour consulter cette correspondance et de trembler d’émotion – à l’instant encore où elle en parle – de tenir dans ses mains et de lire, les mots d’Anna Maria, ou encore cette lettre emballée dans deux enveloppes distinctes pour qu’elle puisse être réexpédiée de Florence après qu’elle ait été envoyée de Milan, ceci pour cacher la présence d’Anna Maria dans la ville et ainsi se protéger des gens. Ces gens, probablement ses éditeurs mais aussi la bonne société milanaise, avec lesquels elle se sentait si peu à son aise, craignant que son angoisse ne lui fasse tomber la dernière dent que la misère avait daigné lui laisser. Touchante Anna Maria, troublée Valeria, nous contant cette épisode, la gorge serrée.

À la fin de la conférence, les interventions ont commencé, certaines très doctes, d’autres teintées d’humour et de sensibilité.

Un homme d’une quarantaine d’années a tenu à revenir sur la discrimination du fait d’être du Sud, subie par Anna Maria. Valeria Parrella avait décrit cette situation comme étant en grande partie réglée de nos jours. Elle qui vit à Naples parle ainsi d’une ville qui revit. Le quarantenaire a tenu, tout de même, à souligner que si les gens du Sud n’étaient plus discriminés, c’était grâces aux migrants qui débarquent par milliers en Italie ces dernières années : ce sont eux les discriminés du coup, ce qui donne un répit aux sudistes. Il a donc appelé, sourire aux lèvres, à lutter contre Salvini pour permettre aux migrants de rester et aux gens du Sud de demeurer, enfin, respectés. Et de souligner des évidences sur la dignité humaine en deux traits d’humour et d’autodérision.

Un autre, du Sud aussi mais vivant à Firenze depuis quelques années, exprima alors la fierté de sa double « citoyenneté » – c’est dire le clivage du pays –  dans des mots à fleur de peau, tenant à saisir cette occasion de dire haut et fort, de faire mentir le stigmate d’être du Sud pour en faire plutôt une origine ayant été enrichie de la réussite au Nord. Oui, nous les gens du Sud, nous ne sommes pas des bons à rien, des ratés, des profiteurs. Quand on vient au Nord, nous aussi nous saisissons les opportunités et réussissons. Et en plus, nous gardons notre générosité et notre humanité bien du Sud. Sud is beautiful.

Enfin, un troisième homme – Dieu qu’ils se sont dévoilés ce jour-là, ces Messieurs, inspirés par les mots et le chemin de courage d’Anna Maria, Dieu, nous Mesdames, que nous les préférons ainsi – un autre homme donc, souhaitant s’exprimer sur une partie de l’œuvre, a commencé son intervention en s’excusant par avance, car il était très ému. Où dans le monde, et encore plus en Italie, un homme ose-t-il commencé son intervention publique en soulignant son émotion ?

Et je me suis dit qu’aujourd’hui, dans cette salle, en ce doux matin florentin, Anna Maria, par son œuvre, son intégrité et son talent, avait enfin la famille de cœur qu’elle méritait.

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